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FORMATION

Peut-on vivre sans concept ?

Les sujets humains, dans leur expérience ordinaire et dans leurs échanges quotidiens, ne cessent d’utiliser une grande variété de concepts.

Jean-Marie Barbier : Professeur des universités en sciences de l'éducation/formation des adultes, DHC Louvain, Chaire Unesco Cnam/Centre de recherche sur la Formation, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Crédit Photo : Marie Heurtin_ (2013) : le concept de couteau. Michael Crotto/UniFrance


Dans la mouvance sémantique de la dichotomie théorie/pratique, le terme « concept » valorise socialement ce qu’il nomme, par différenciation avec ce qui lui est opposé ou ce qu’il ignore.

Ainsi, dans le langage académique, il est souvent opposé au terme notion. L’un et l’autre désignent certes une idée générale ou abstraite, mais le concept est considéré comme lié à un discours théorique, alors que la notion est, elle, considérée comme induite ou déduite d’une expérience, d’un vécu, d’un rapport d’ activité empirique.

Dans le langage professionnel, notamment dans celui du design, on constate un phénomène analogue : est appelé concept la formation d’une idée nouvelle d’activité, et plus précisément son abstraction par rapport à sa mise en œuvre.

Quand il est opposé à un autre terme ou quand il isole ce qu’il nomme, le mot concept joue davantage une fonction de qualification qu’une fonction de désignation.

A rebours de cet usage dominant, le propos de ce texte est de souligner au contraire que les sujets humains, dans leur expérience ordinaire et dans leurs échanges quotidiens, ne cessent d’utiliser (Hofstadter, Sander, 2013) une grande variété de concepts, dont le statut et la fonction varient en situation, et qui sont en constante itération dynamique entre eux.

Le terme concept

Nous pouvons définir un concept comme un énoncé ou un signe conventionnellement associé à des constructions mentales liant un ensemble d’objets de pensée (Barbier, 2017).

Il est associé à des constructions mentales : les concepts permettent de lier des univers de signes et des univers mentaux. Ils sont un point de jonction entre espaces mentaux et espaces de communication. Pour reprendre l’expression de Vygotsky (1995), pensée et langage s’investissent mutuellement.

Au sens classique, étymologique (cum-capio : saisir ensemble), le concept est une représentation de ce qui est commun à plusieurs objets de pensée.

Il est une stabilisation provisoire, conventionnelle, d’un lien entre un ensemble de signes et une construction mentale, qui elle-même met en relation d’autres constructions mentales.

Dans cette logique, la « conceptualisation » est une activité mentale/communicationnelle liant un ensemble d’objets de pensée. Contrairement à une idée dominante, elle n’est pas forcément consciente.

Représentations finalisantes et représentations finalisées

Parler de constructions mentales en général ne dit rien ni de leur statut ni de leur fonction.

Or nous pouvons constater dans l’activité mentale des sujets la présence d’au moins deux types de représentations (Barbier, 1991) :

  • Des représentations relatives à des désirables, des souhaitables, qui ne sont donc pas relatives à des existants, mais qui permettent l’attribution a priori ou a posteriori d’une qualité, d’une valeur à des existants.

    Nous pouvons les appeler représentations finalisantes. Les objectifs, les projets, les évaluations que les sujets construisent autour de leurs activités sont des représentations finalisantes. Elles constituent ce qui, aux yeux des sujets, vaut ou vaudrait la peine d’être fait dans une situation donnée.

    Elles se transforment au fur et à mesure de l’activité. Elles donnent « sens » à l’activité. On peut les considérer comme un mode de présence des affects dans le champ des représentations.

  • Des représentations au contraire relatives à des existants, mais portant la marque de l’engagement des sujets dans leurs activités. Elles sont des représentations d’objets, de situations, d’événements, de sujets, mais cette fois dotées de « qualités » pour les sujets en activité au regard de cette activité.

    Nous pouvons les appeler représentations finalisées : ce sont des représentations que se font des sujets de leur environnement, ou de leur propre activité ou de l’activité d’autrui, orientées par les processus de transformation dans lesquels ces ils sont déjà engagés. Elles se transforment également au fur et à mesure de l’exercice de l’activité. On peut les considérer comme le mode de présence des entités du monde physique, social, mental dans le champ des représentations des sujets en activité. Elles ne sont pas purement cognitives ; elles sont produites au terme d’un processus dans lequel entrent aussi en jeu des représentations finalisantes, relevant donc d’un registre des affects ou de l’axiologie (ex : la notion d’image opérative comme représentation mentale de l’objet qui concourt à son action, chez Ochanine 1969).

Concepts mobilisateurs et concepts de compréhension

Les représentations sont donc des phénomènes propres à la vie mentale des sujets, alors que les concepts opèrent une jonction entre vie mentale et communications entre sujets.

De la même façon que nous avons distingué représentations finalisantes et représentations finalisées, il est possible de distinguer concepts mobilisateurs et concepts de compréhension. Les uns et les autres sont repérables dans les discours d’expérience et ils sont de plus en constante itération, comme les représentations finalisantes et les représentations finalisées.

  • Les concepts mobilisateurs sont des énoncés ou des ensembles de signes associés de façon provisoirement stable à des représentations finalisantes, attributives de valeur. Ils sont liés à des affects susceptibles de contribuer à l’engagement des sujets dans l’action. Les discours politiques, de management, d’éducation, et plus généralement les discours d’influence sur l’activité d’autrui sont saturés de concepts mobilisateurs, par exemple aujourd’hui la référence à l’« autonomie » ou au « pouvoir d’agir ».

  • Les concepts de compréhension sont, eux, des énoncés ou des ensembles de signes susceptibles de provoquer chez des sujets des constructions mentales liant plusieurs objets de pensée relative à des existants. Ils sont relatifs à toutes les entités du monde physique, social ou mental. Ils établissent des rapports entre les existants. Étymologiquement compréhension signifie prendre ensemble (cum-prehendere).

De quelques conceptualisations mobilisatrices

On peut les repérer bien sûr tout particulièrement dans les discours d’influence et dans les discours prescriptifs, mais de telles conceptualisations relatives à des souhaitables ou à des souhaités sont présentes dans tous les échanges entre acteurs communiquant entre eux dans la conduite et la performation des actions :

  • Les conceptualisations utilisées dans la conduite opérationnelle des actions, désignant la spécificité de leurs objectifs, de leurs projets et de leurs évaluations, et apparaissant par exemple particulièrement dans l’énoncé de référentiels d’activité. Nous pourrons parler de conceptualisations des actes, notamment des actes professionnels.

  • Les conceptualisations utilisées dans l’inscription des actions dans leurs contextes, et qui sont relatives cette fois moins à la détermination de leurs objectifs spécifiques qu’à l’évocation des objectifs poursuivis au-delà de l’opération, aux effets attendus, au transfert de leurs résultats, à leur fonction praxéologique. On est alors dans le vocabulaire des enjeux et des cultures d’action, comme modes d’organisation des constructions de sens que les sujets opèrent à partir, autour et pour leurs actions. Toutes les professions ont ainsi construit des sémantiques de leurs actions : par exemple cure ou care dans le cas de la santé, enseignement, formation ou accompagnement dans le cas de l’éducation, etc.

  • Les conceptualisations liant explicitement les constructions mentales/discursives que les sujets opèrent autour de leurs actions et les constructions mentales/discursives qu’ils effectuent autour d’eux-mêmes en tant que sujets en activité. On pourra parler alors de conceptualisations relatives aux valeurs déclarées des sujets, dont il faut bien comprendre qu’elles sont autant d’images de soi et de leur action que les sujets individuels ou collectifs s’efforcent de proposer à eux-mêmes et à autrui.

De quelques conceptualisations pour la compréhension

Elles sont particulièrement faciles à repérer dans les discours de recherche qui ont comme spécificité d’avoir l’intention de les produire et de les transformer, mais on les trouve aussi dans tous les échanges et communications entre acteurs sociaux relatifs à leurs activités/interactivités, à leurs interventions pour la transformation du monde.

  • Les conceptualisations d’identification : elles soulignent les rapports de co-présence de caractères susceptibles d’être assignés en même temps aux objets du monde : les concepts de maison, de table ou de chaise ne peuvent être décrits qu’à partir de la réunion dans une même unité de quelques caractéristiques communes. On les trouve bien évidemment précisés dans les discours de définition d’objets. Les conceptualisations d’identification permettent de communiquer entre sujets, y compris avec soi-même, à propos du monde physique, social, mental. Dans le film Marie Heurtin, mis en illustration de ce texte, le couteau apparaît comme un concept d’identification : ce concept dote de qualités une entité du monde. Sa découverte provoque une grande joie à la mesure des perspectives d’usage qu’il permet de représenter…

  • Les conceptualisations d’analyse : ils soulignent les rapports de co-détermination ou de déterminations réciproques entre entités identifiées. L’analyse établit des corrélations de transformation entre des entités existantes. Les interventions par lesquelles les acteurs sociaux s’efforcent d’agir sur le monde s’appuient sur de telles corrélations, énoncées ou mobilisées en acte.

  • Les conceptualisations d’interprétation : elles ont pour caractéristique de mettre en lien, d’établir des rapports entre des existants qui ont été identifiées et des entités dont la présence est supposée mais qui n’ont pas pu être identifiées comme telles. La vie courante est faite de constantes conceptualisations interprétatives. Dans les actions de recherche, les hypothèses sont des conceptualisations interprétatives à éprouver par le recueil de données.

Les échanges à partir, sur ou pour les actions : des conceptualisations ordinaires

Ainsi le langage pour l’action, le langage de la vie sociale, mais aussi le langage de la vie professionnelle, apparaissent saturés de concepts. Loin d’être réservées aux seuls chercheurs, les activités de conceptualisation sont des activités quotidiennes relatives à nos activités quotidiennes.

S’en rendre compte peut conduire d’une part à respecter ces conceptualisations ordinaires, parce qu’elles sont des voies d’accès à la fois aux efforts de subjectivation et d’objectivation qu’opèrent les sujets sociaux, d’autre part à les relativiser comme des constructions sociales et personnelles.

The Conversation

Jean-Marie Barbier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.



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